Êtes-vous du genre à prendre trois heures pour faire votre épicerie, à lire les étiquettes de tous les produits que vous mettez dans votre panier, à planifier tous vos repas à l’avance et à apporter votre lunch lorsque vous êtes invité chez quelqu’un ? Peut-être avez-vous décidé de bannir de votre alimentation tout aliment contenant la moindre trace de gras saturé, de sucre, de substances chimiques, tels colorant ou produit de conservation, ou tout aliment ne portant pas l’étiquette « bio ». Si oui, vous souffrez peut-être d’orthorexie, le syndrome du « trop bien manger ».
Manger santé est un bon objectif. Tous les spécialistes s’entendent là-dessus. La nourriture biologique offre une qualité recherchée par un nombre de plus en plus important de consommateurs. Il n’y a rien de mal à manger bio, au contraire. Toutefois, comme dans n’importe quoi, l’extrémisme est à proscrire.
L’orthorexie nerveuse est un trouble alimentaire qui a été identifié en 1997 par le nutritionniste américain Steve Bratman. Cette obsession nutritionnelle peut amener les gens qui en souffrent à tout calculer et à cesser de manger de façon spontanée. « Lorsqu’il n’y a plus de plaisir, il y a de la souffrance », résume Marie Watiez, psychosociologue de l’alimentation chez Sésame Consultants à Montréal. À partir du moment où manger devient une contrainte, que la recherche d’aliments biologiques se fait d’une façon excessive, une réflexion devrait s’amorcer.
Il est vrai qu’avec la crise de la vache folle, la grippe aviaire, les OGM, les radiations et tout le reste, l’inquiétude est semée chez les consommateurs. « Des crises comme celles-là amènent les gens à être ultra-vigilants dans leur sélection alimentaire », explique Isabelle Huot, docteure en nutrition. Une personne orthorexique sera quant à elle soucieuse de son alimentation à l’extrême, perdra la connotation de plaisir liée à l’alimentation et ne mangera que pour subvenir à ses besoins. « L’orthorexie n’est pas un problème nutritionnel, mais un problème psychologique », ajoute-t-elle.
émaciation
En principe, une personne orthorexique peut s’alimenter de façon très saine. Mais puisque chaque individu fixe les règles de son propre programme d’alimentation, certains peuvent éliminer des groupes alimentaires de base et s’exposer à des carences nutritionnelles. Carol Vachon, docteur en physiologie médicale et consultant en nutrition, fait état de deux problèmes chez sa clientèle orthorexique. « Il y a tout d’abord l’émaciation, parce que ces personnes ne mangent souvent pas assez. Puis, je constate que la personne avait déjà une faiblesse psychologique, qui s’est développée en comportement névrotique face à la nourriture. »
« Comme tout mouvement s’accompagne toujours d’exagération, la rançon du mouvement de l’alimentation naturelle, c’est l’orthorexie », clame le Dr Vachon, lui-même vendu aux bienfaits de l’alimentation biologique. « Malheureusement, les gens insécures, instables émotivement, se jettent parfois dans la pureté. » Les gens aux prises avec le problème d’orthorexie « ne se permettent aucune souplesse dans la qualité de ce qu’ils mangent et ils le vivent avec anxiété », explique-t-il.
Selon la nutrionniste Isabelle Huot, l’orthorexie n’est pas un phénomène aussi nouveau qu’on nous le laisse croire. « Il faut se rappeler que dans les années »70, il y a eu le mouvement des granolas », fait-elle remarquer en notant certaines ressemblances entre les mouvements. « La situation actuelle n’est pas alarmiste », juge Carol Vachon. Les spécialistes consultés n’ont pas de statistiques à donner à l’appui, mais croient qu’environ 1% de population pourraient souffrir de ce trouble de comportement alimentaire, qui n’est pas encore reconnu officiellement comme étant une maladie.
La clé, c’est l’équilibre
« Le secteur de l’alimentation est le seul secteur d’activité humaine où l’on vante la cochonnerie », déplore Carol Vachon, qui est aussi vice-président de l’Association Manger santé bio. De plus en plus de gens sont soucieux de leur alimentation et s’interrogent sur les produits qu’ils retrouvent à l’épicerie. Un des effets est d’amener l’industrie à s’améliorer et à offrir des produits qui répondent aux attentes des consommateurs. Cette préoccupation est donc très saine.
« On est surinformé, décrie par contre la psychosociologue Marie Watiez. On nage dans la confusion parce qu’on a trop d’infos. » Cette dernière s’interroge sur le rapport de la société de consommation avec la nourriture. Elle déplore les informations contradictoires qui circulent et qui ont de quoi causer des maux de tête aux consommateurs. Quels sont les bons et les mauvais gras, les aliments transgéniques sont-ils vraiment nocifs pour la santé, quelle est la différence entre le biologique certifié et le biologique non certifié, etc.
Certains se tournent vers l’alimentation naturelle pour éviter de manger n’importe quoi. D’autres peuvent s’intéresser à la nourriture biologique par souci de la protection de l’environnement. Ils ne voudront pas manger de produits ayant été mis en contact avec des pesticides ou des OGM. D’autres encore adopteront ce mode d’alimentation par souci d’atteindre leur poids santé. « Beaucoup de femmes ayant le désir de maigrir développent une relation perturbée avec la nourriture », indique la psychosociologue.
L’équilibre et la modération ont bien meilleur goût, la chanson est connue. Certains franchissent toutefois cette barrière et c’est à partir de ce moment où le trouble orthorexique apparaît. À partir du moment où une personne limite ses activités sociales pour ne pas avoir à manger ailleurs que chez elle, que la personne se culpabilise si elle mange autre chose que du biologique, cela devient un trouble obsessionnel.
Isabelle Huot suggère une thérapie simple, semblable à celle utilisée pour traiter les anorexiques, pour régler ce problème. Les personnes souffrant d’orthorexie sont invitées à « réintroduire une fois par semaine des aliments hors norme afin d’élargir leur cercle alimentaire de façon graduelle ». « Ils constateront eux-mêmes qu’ils ne seront pas plus malades la semaine suivante », ajoute-t-elle.
« Les gens doivent se fier à leur gros bon sens, être souples et non sectaires », suggère la psychosociologue Marie Watiez. Il suffit de se réapproprier le pouvoir que l’on peut avoir face à sa propre alimentation. De toute façon, « le stress provoqué par le fait de vouloir se nourrir d’une façon parfaite est plus dommageable que le fait de manger des aliments nutritionnellement corrects (selon les critères que les gens ont eux-mêmes établis) ! » « Le stress, c’est un grand voleur de vitamines et de minéraux », rappelle le Dr Vachon.
Le Soleil, Québec, le mardi 31 janvier 2006
31/01/06, 02:53 pm
